« Bonjour,
Dans ma vie, tout était planifié. Je venais d’avoir 26 ans. J’avais la vie devant moi. J’allais passer l’agrégation, faire ma thèse, et devenir enseignante en université, c’était une évidence. Je le voulais tellement ce poste, j’avais tellement hâte de faire de la recherche, je m’étais tellement battue pour réussir mes études, rien ne pouvait se mettre en travers de mon chemin…
Mais à six jours des écrits de l’agrégation, la vie m’a joué un drôle de tour. Je révisais chez mes parents depuis quelques jours, et je commençais à stresser en voyant que je ne parviendrais pas à tout boucler d’ici le jour J. Je me souviens qu’en me levant ce matin-là, je me suis dit que je voyais bizarrement de l’œil gauche, que les couleurs étaient plus claires. Et la journée passant, le phénomène s’est amplifié : j’ai commencé par voir moins nettement, puis par voir le contour des objets danser autour de moi, et un point noir est apparu au centre de ma vision, jusqu’à se changer en une tâche rouge puis en noir total, le tout en une douzaine d’heures. J’ai peur d’avoir perdu mon œil avant de me coucher, je m’en rappellerai toute ma vie. Rendez-vous en urgence chez l’ophtalmo le lendemain à la première heure : j’ai une névrite optique rétrobulbaire, un nom barbare pour un symptôme qui l’est tout autant. L’ophtalmo m’expédie à l’hôpital pour la semaine, en me disant que c’est juste le stress et que je vais tout récupérer d’ici quatre ou cinq jours. J’ai envie de la croire, je n’ai pas le temps d’être malade. La vie n’a tout simplement pas le droit de me faire ça maintenant, alors que mes rêves vont devenir réalité.
J’entre au service ophtalmo de l’hôpital, on ne me fait aucun examen sinon un champ visuel et on me passe de la cortisone en perfusion pendant cinq jours, jusqu’à la veille du concours donc. Je m’inquiète, j’ai peur que ça atteigne l’autre œil, je pose des questions à tout le monde, mais on me répond invariablement la même chose : c’est le stress. Je ne vois pas la mauvaise nouvelle arriver, je n’ai pas envie de la voir, car ce silence collectif me fait craindre le pire ; alors je ne cherche pas plus loin et je fais l’autruche. Si seulement on m’avait parlé de la sclérose en plaques tout de suite, même comme d’une simple éventualité, cela m’aurait épargné les chocs qui se sont succédés par la suite…
On me programme une IRM cérébrale dans un autre hôpital un mois plus tard, j’en ai déjà passé une il y a six ans… quand j’avais des crises de vertiges à répétition. Ils ont commencé une semaine après le bac ces vertiges, au tout début de ma vie d’adulte. Mais cette première IRM avait été négative. Celle-ci le serait donc probablement elle aussi. À l’époque on m’avait dit que c’était moi qui m’inventais ces vertiges, que c’était dans ma tête tout ça, que je me stressais pour rien. J’avais vu des tas de spécialistes, mais comme souvent quand la médecine ne sait pas mettre de mots sur un mal, on avait rejeté la faute sur un prétendu stress de ma part, c’était tellement plus pratique…
J’ai fait du chemin depuis cette époque, mais j’ai continué à avoir des sensations bizarres, une grande fatigue, la tête qui tourne et cette impression de ne pas être tout à fait à l’aise sur mes jambes en marchant parfois. Mais rien de grave, rien qui ne ressemble à cette névrite optique qui me rend borgne à six jours seulement du concours.
Les jours passent et je ne récupère pas, c’est même de pire en pire, je commencerai en fait à vraiment récupérer deux mois plus tard (quand je pense que l’ophtalmo avait dit une petite semaine)… Je décide de ne pas aller aux écrits, je ne me sens juste pas capable de passer 6 heures par jour pendant quatre jours dans une salle d’examen en n’y voyant que d’un œil… Les écrits passent. Je les aurais réussi vu les sujets. Tant pis, ça sera pour l’année prochaine. Les autres du concours apprennent la nouvelle, ils m’appellent et sont désolés pour moi. Tout cela les a choqués je crois. Je prends conscience de leur amitié envers moi, ça me fait du bien.
Trois jours avant l’IRM, je regarde sur Internet ce que c’est que la névrite optique, juste comme ça, par curiosité. Je n’ai pas remis les yeux sur un écran d’ordinateur entre temps, craignant que cela ait une incidence sur ma vision. Je tape donc ma recherche… et je tombe sur la page de résultats affichant tout un tas d’articles ayant pour titre « La principale cause de névrite optique est la sclérose en plaques ». C’est le choc. On y a bien pensé quand j’ai eu mes vertiges, mais de là à ce que ça devienne réel, il y a un gouffre. On croit toujours que ça n’arrive qu’aux autres ce genre de choses…
Les trois jours s’écoulent lentement jusqu’à l’IRM, je ne vois que des gens parlant de sclérose en plaques à la télé, dont D. Farrugia d’ailleurs. Je n'en peux plus de cette attente. Et puis on va à l’hôpital avec mon père, que c’est moche là-dedans, qu’est-ce qui peut bien motiver quelqu’un à travailler là franchement ? Je passe l’IRM avec la sclérose en plaques en tête mais sans y croire réellement, ça ne peut pas être vrai, c’est une blague. Ils essaient de me piquer pour m’injecter le produit mais n’y arrivent pas, c’est mal parti. Ils ont tout essayé : bras, mains, pieds, jambes, mais rien n’y fait, ils renoncent. J’aurai donc l’IRM simple, sans aucun produit. En sortant du tube, je plaisante avec les infirmières ; elles ont l’air gênées, je leur lance en rigolant, comme pour exorciser la crainte qui m’habite depuis trois jours : alors, c’est la sclérose en plaques ? Et là, grand silence, on aurait entendu une mouche voler. L’une d’elle me dit : « Justement on ne sait pas, on aurait bien aimé vous injecter le produit pour en être sûrs ». Et voilà comment je l’apprends, dans cette aile imagerie médicale qui ressemble à une morgue, après huit ans de vertiges, après tout ça, par une infirmière qui fait une gaffe alors que tous les médecins sont restés évasifs avant elle. Le neuro qui me reçoit est exactement comme tous les autres d’ailleurs, il ne prononce même pas « sclérose en plaques », il dit juste SEP, et du bout des lèvres. Pour lui, je dois attendre d’avoir une autre poussée pour que ça soit officiel, ce qui n’arrivera probablement pas avant un an ou deux. Génial… En même temps, je ne suis pas pressée que ça recommence.
Dans la voiture, on ne se dit rien d’important avec mon père, on parle un peu de choses et d’autres mais pas de ça. J’ai 26 ans, et je vais certainement devoir apprendre à me battre contre une maladie incurable, qu’est-ce qu’il y a à dire à ça ? Alors, pour ne pas avoir à dire quoi que ce soit, on se tait, enfin c’est tout comme. Tout le monde pleure quand je rentre à la maison, la famille vient me voir, et me parle plus ou moins maladroitement ; chacun a sa façon de réagir, j’étudie leur comportement à tous, ça me fait un peu rire d’ailleurs, j’ai toujours été optimiste, alors rire de ça, c’est une thérapie. Puis les choses se tassent, les jours passent, et j’apprends que je suis admissible au capes que j’ai passé en dilettante quelques mois plus tôt. Ma vie redevient trépidante, je ne suis plus la malade d’hier, je suis la future prof de demain. Je vais aux oraux, et décroche mon concours haut la main, tout le monde est ravi pour moi.
Mais quinze jours plus tard, je me lève et me rends rapidement compte que je ne sens pas une partie de mes jambes et de mon ventre ; la voilà cette deuxième poussée que je redoutais tant, celle que l’on n’attendait que pour dans un an. Urgences, c’est un dimanche en plus et, cerise sur le pudding, il y a plein de monde. J’attends deux heures pour voir un médecin, puis quatre autres pour être montée en neuro. On me fait une ponction lombaire – pas de migraine, ouf – et le diagnostic s’officialise, c’est bien la SEP. Protocole habituel : hospitalisation pendant une semaine, cortisone, insomnies à répétition etc. etc. On me parle des traitements. Je choisis la Copaxone®, pas d’effet secondaire, c’est tout ce qui compte pour moi, je veux reprendre ma vie, me bouger et j’ai peur des effets que peuvent provoquer les interférons sur ma vie quotidienne. Je récupère la totalité de mes sensations en deux semaines chrono en main, ouf. Pendant deux mois, j’ai droit au fameux Lhermitte (décharges dans la colonne et dans les jambes quand on baisse la tête, impressionnant mais supportable), et à des fourmis dans les jambes dès que je fais plus de cent mètres d’affilée, mais cela s’estompe peu à peu, jusqu’à disparaître.
Voilà. Il y a six mois, je commençais à me piquer tous les jours. Cela a fait peur à tout le monde au début, puis on s’y est tous habitués, moi comme mes proches. Il y a six mois, j’avais fait deux poussées coup sur coup, de quoi faire peur à bien des gens, y compris à mon neuro. Mais c’était il y a six mois et depuis je vais mieux (je touche du bois). J’ai changé d’alimentation (dans la limite du raisonnable… et du supportable !), je tolère bien la Copaxone® et j’ai repris une vie presque normale. Bien-sûr, il y a des jours où ça va moins bien, où je sens que marcher est un peu difficile, où j’ai peur de faire une poussée, mais globalement, ça va. Ma vie ne s’est donc pas arrêtée, je l’ai juste adaptée. Je repasse l’agrégation dans un mois, espérons que le destin me laisse le loisir de prendre ma revanche sur ce qui m’est arrivé l’année dernière…
Bon courage à tous ! »
Par Agnès.
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